10 Mai 2020
Instantanément, les deux hommes baissent la tête et leurs corps montrent des signes de stress.
Ce dernier choisit la chaise la plus proche, qui est également la plus éloignée de Henri Merlant.
Aussi fou que cela puisse paraître, ils obéissent. Ils se comportent comme deux lapins pris dans les phares d’une voiture. Eric donne un regard de dégoût en direction d’Henri. Est-il possible que ces deux-là aient pu être amis ? A les voir à l’instant, c’est la haine qui semble les lier.
Henri Merlant soupire un grand coup et joint ses deux mains sur la table.
Henri regarde Eric. Ce dernier est concentré sur ses chaussures. Apparemment très déçu d’avoir été berné. Il faisait tout pour être ignoré. Mais Henri a un regard de plus insistant comme s’il attend son accord. Alexandre a, lui aussi, remarqué ce comportement.
Les deux hommes se regardent alors et hochent. Henri se redresse de sa chaise, met son dos bien droit et croise ses mains.
Eric a maintenant un sourire aux lèvres. Il se rapproche de la table et y pose ses coudes. Henri rigole doucement avant de poursuivre.
Les deux amis échangent un regard et se mettent à rire de bon cœur. Mes trois amis et moi-même fronçons les sourcils. J’ignore en quoi la situation est drôle. Eric et Henri se calment alors. Après avoir repris leur souffle, Henri me dit :
1994
Eric
Un. Deux. Trois. Trois dolipranes effervescents. Il me faut bien cela pour me débarrasser de la gueule de bois que je me tape. La nuit a été courte, beaucoup trop courte. Mes parents se sont disputés tout le week-end. Le walkman fixé sur la tête et la bouteille de tequila bon marché à la main, le week-end est passé très lentement. Enfin, cela aurait été pire sans tout cela. J’ai passé un cap. J’ai bu seul, chez moi, dans ma chambre. Je me suis demandé un instant si je n’étais pas allé trop loin. Après plusieurs gorgées rapides, lorsque l’alcool a fini par faire son effet, je ne pensais qu’à cette sensation de légèreté que j’aime tant. Il faudra attendre pour ressentir de nouveau cela. Je ne bois pas pendant les cours. Jamais.
Le doliprane commence à faire effet. Tant mieux Marie ne doit pas tarder. Je n’ai pas encore mon permis, hélas. Marie Desbois est ma meilleure amie depuis l’enfance. Comment la décrire ? Cela tombe bien, elle arrive à mes fenêtres. Marie est menue, petite et mince. Ses longs cheveux roux tombent en cascade sur ses épaules. Son visage est fin, ses joues légèrement rosies, tout comme ses lèvres. Ses yeux sont d’un bleu renversant, rappelant la couleur de la mer dans certaines criques de l’île. Toujours habillée en noir, elle peut paraître gothique et lorsqu’on lui fait la remarque, elle nous répond d’un doigt d’honneur. Elle fait de la moto. Une 125, en réalité. Tout comme moi, elle passe son permis cette année. En attendant, Marie m’emmène au lycée. C’est beaucoup plus pratique que le bus.
Je sors alors dehors. Marie ouvre sa visière et fronce les sourcils.
Elle prend un temps pour m’observer puis finit par me donner le fameux casque. Une fois sur l’engin, je dois m’agripper pour ne pas tomber. Marie conduit de façon énergique ce matin, me dis-je. Est-elle énervée ? Nous traversons le ban de mer qui séparer l’île du continent pour arriver à Challant. Devant la cour de notre lycée, Marie freine un coup sec pour s’arrêter juste devant un petit groupe de blondasses aux cheveux frisés et petites jupes plissées. Ces dernières piquent une crise avant de s’éloigner en envoyant des jurons. Enlevant son casque Marie soupire avant de se tourner vers moi et de m’aider à retirer le mien.
Une Mercedez se gare devant le portail. Elle reste là sans bouger pendant plusieurs secondes puis une portière arrière s’ouvre. Un grand jeune homme mince et brun en sort, complètement blasé. C’est Henri, mon meilleur ami. Enfin, notre meilleur ami. Il s’approche de nous en traînant des pieds.
La sonnerie retentie alors et nous filons tous en cours. Je fais mon maximum pour ne pas m’endormir en cours d’histoire et de philosophie. Tout le monde me regarde de travers aujourd’hui. C’est surtout à l’heure de déjeuner que je m’en rends compte. En entrant dans la cafétéria, les têtes se sont tournées vers moi et des chuchotements se font entendre par-ci par-là. Je suis paralysé jusqu’à ce que Marie arrive dans mon dos avec son plateau.
Chacun revient se concentrer sur le contenu de son assiette. Sur le coup, je suis plutôt content de traîner avec la fille que l’on appelle ici « la bizarre ». Une fois assis à une table libre, Henri me demande comment s’est passé mon week-end. Je lui réponds en haussant les épaules. Mes amis connaissent ma situation familiale. Quant à l’alcool… Je n’ai pas besoin d’en parler davantage. Marie m’observe depuis plusieurs mois à chaque fois que j’ai un verre à la main. Elle sait. Pas besoin d’avouer. Tout est dit.
Henri
A l’heure de l’éducation physique, Marie décide que c’est le moment idéal pour faire un peu de lèche-vitrine. Enfin pour elle. Jamais je ne prendrais le risque de manquer un cours. Mon père deviendrait fou. Avant qu’elle s’enfuie, je parviens à l’emmener à l’écart. Elle me lance un regard féroce puis interrogateur.
Elle me fait un baiser sur la joue et s’éloigne d’un pas nonchalant.
Eric
Le professeur s’approche de moi très énervé. Je viens de laisser une balle filer devant mes yeux. Mon équipe aurait pu marquer un sacré but. Ma tête devient de plus en plus lourde et mes yeux ont du mal à rester ouverts. Les dolipranes ont fait effet, mais la fatigue commence à devenir insupportable.
Je baisse la tête en signe d’excuse. J’entends le déchirement du papier et sens une main sur mon épaule.
Je prends la feuille qu’il me tend, un justificatif de sortie de cours. Je m’excuse une dernière fois avant de récupérer mes affaires et de sortir du gymnase. En chemin, je passe devant le stade. Henri m’interpelle alors. Merde ! J’aurai dû passer par un autre raccourci.
Il se tourne vers sa professeure et lui explique qu’il doit m’accompagner au cas où. Bien évidemment, sa prof ne discute pas. Henri Merlant ne risque pas de poser problème. Aucun risque qu’il fasse une connerie.
Après cinquante mètres de marche en silence, je décide que ce petit jeu a assez duré.
Sur ces belles paroles, j’active le pas dans la direction opposée du lycée. Ma tête semble à deux doigts d’exploser. Ce n’est donc pas le moment pour un dialogue de sourds. Être seul ? Oui, c’est sûrement ce que je désire le plus à cet instant précis. Je sais que je peux compter sur Marie et Henri. Ils ont beau être les meilleurs amis que l’on puisse avoir, ils ne comprendraient pas l’engrenage dans lequel je me suis embarqué. Je ne suis pas seul, mais je me sens terriblement abandonné de tous à cause de cette merde. Mais cette sensation… Elle est indescriptible. L’ivresse multiplie tout par dix, la joie comme la tristesse. Le passage d’un sentiment à un autre est tellement rapide. J’ai l’impression de vivre. Pourtant, je sais que l’alcool ne donne que des impressions. Mais cela a beau être qu’illusoire, je fais tout pour que cela soit ma réalité.
Marie
Je chevauche ma moto et attrape mon casque. C’est peut-être bien la troisième fois depuis que nous sommes sur le perron du manoir de sa famille qu’Henri me pose cette satanée question. Je ne peux donc m’empêcher de soupirer.
Henri hoche la tête en guise de réponse. Je démarre ma 125, descends la visière de mon casque et part en trombe.
J’ignore ce que je vais trouver chez Eric, mais un mauvais préssentiment me tient depuis que j’ai quitté le lycée ce midi. Les parents d’Eric travaillent de nuit sur le continent. Ils préparent les cargaisons pour le marcher de Rungis. Leur fils est donc seul à chaque fois qu’il rentre des cours.
Son problème d’alcoolisme n’est pas un secret pour Henri et moi. J’espère que s’en est un pour sa famille sinon cela veut dire que ses parents sont encore plus tarés que ce je pensais.
Plus je me rapproche de la maison des Masso, plus je roule vite. Merde ! Je ne dois pas, moi aussi, me laisser emporter par mes sentiments.
En enlevant mon casque devant la bâtisse, un frisson me parcourt. Sans trop me poser de question, je file sur la porte d’entrée et l’ouvre. Elle n’est pas fermée et je le sais. Ne me demandez pas pourquoi.
Sans réfléchir encore, je monte à l’étage, vers la chambre d’Eric. Je le trouve alors sur son lit, à plat ventre, la bouche grande ouverte. Il y a une flaque de vomi sur le sol. Les lèvres plissées, je m’approche et le secoue.
Pas de réaction. Il va falloir y aller un peu plus fort. Je lui donne alors une petite tape sur la joue.
Je ne prends pas le temps de répondre. Tout mon corps est contracté à son maximum pour supporter son poids et garder l’équilibre. Je nous dirige vers la vieille salle de bain qui se trouve sur le pallier de l’étage. Je parviens à l’allonger – ou plutôt, à le faire tomber – dans la baignoire.
Eric ne réagit pas tout de suite à l’eau glacée. Mais quand ses habits commencent à être trempés et que le froid le fait trembler, il se redresse d’un coup, les yeux écarquillés et le souffle coupé.